Tough shit, Bill!
Au cours de l’année 1973, une des plumes à The New Yorker est sommée par l’éditeur William Shawn de réécrire un papier à propos du dernier film de Terrence Malick. Cette plume, c’est Pauline Kael et elle n’est guère du genre à se laisser intimider par la fragilité de l’égo masculin.
La critique de cinéma Pauline Kael (1919-2001) secoue l’industrie du grand écran, faite et écrite par et pour les hommes, de manière remarquée en 1967 suite à une revue dithyrambique de Bonnie and Clyde qu’elle décrit comme "the most excitingly American movie since The Manchurian Candidate". Cet essai de 6000 mots paru dans The New Yorker trouve un écho retentissant auprès du grand public tandis que l’establishment snob du tout Hollywood moque le film. Un engouement dû au parti pris rédactionnel de Kael qui refuse l’écriture guindée d’une supposée intelligentsia cinématographique. À des formules d’analyses aseptisées, elle oppose une écriture rapide qui interconnecte la matérialité plastique de l’œuvre et l’expérience phénoménologique de la spectateurice déclarant "when I write about a movie all my experiences and reactions seem to come together".
Une approche qui va contre le male gaze dans le film et dans la critique alors dominée par l’homme blanc. Si cette démarche n’est pas définie en ces termes phénoménologiques à l’époque, Pauline Kael s’inscrit clairement dans cette démonstration d’un cinéma situé : celui d’une personne animée d’émotions et d’un objet visuel qui s’inscrit dans un contexte. Cette incarnation journalistique, rejetant l’absurdité d’une analyse dite objective qu’elle qualifiait de "saphead objectivity", permît de redéfinir un certain cadre critique du 7e art. Car si les productions audio- visuelles ont un impact sur la construction de la société, celleux qui les commentent tout autant.
Ainsi, alors que la réalisatrice et critique britannique Laura Mulvey théorise le male gaze en 1975 dans son ouvrage Visual Pleasure and Narrative Cinema, Pauline Kael participe déjà à la déconstruction de cette domination du regard et à une écriture ‘impressionniste’ de cet art, qualificatif qu’elle rejette tout en l’incarnant. Car à l’époque, elle remarque très justement que seules les femmes critiques sont qualifiées d’impressionnistes avec l’idée que "they might have impressions, something might hit them but they really couldn’t think straight" et de préciser que c’était pour les hommes "their way of dismissing a women critic". Alors qu’elle lutte contre cette étiquette pendant des années, elle détermine parfaitement les contours de ce concept qui caractérise son écriture consistant en la combinaison des "one’s instincts over sum total of one’s mind and responses" ajoutant "I’m not a mechanic between mind and instinct". Précisément ce qu’elle fait à travers ses critiques où elle analyse de près l’objet tout en s’appliquant à rendre explicite ce qui était implicite dans ses réactions, refusant de s’attarder sur les mécanismes du film là où les hommes s’auto-congratulent avec des discours académiques plein de vacuité et d’auto-citation. Cette volonté de fidélité analytique et émotionnelle va de paire avec sa méthode rédactionnelle qui entretenait un rapport organique à l’écriture : elle rédigeait toutes ses chroniques à la main, d’un jet de stylo effréné après un visionnage.
Un récit nécessaire car, lorsque depuis les frères Lumière, l’esthétisme a été théorisé par les hommes, il se crée une véritable concupiscence du regard imposé à l’inconscient collectif. À cela s’ajoute souvent des réflexions masturbatoires de journalistes afin d’élever au rang de chef d’œuvres des films creux. Ou pour déprécier des réalisations remarquables à l’instar d’un journaliste dépeignant le dernier filme de Céline Sciamma de « ce qu’il y a de plus neutre du cinéma endimanché ». Contre-balancer la critique blanche hétéronormative est donc vitale. Pauline Kael faisait fi de ces considérations patriarcapitalistes et élitistes et esquissa une anthologie du cinéma impressionniste donc, contre le white male cinema. L’équivalent de l’« approche phénoménologique [...] considérant que regarder est avant tout une expérience incarnée » théorisée par Iris Brey dans Le regard féminin.
Avant de prendre sa retraite en 1991, la critique non adepte du consensus journalistique décria des grands noms comme Stanley Kubrick, Clint Eastwood ou encore Alfred Hitchcock. Cela semble anecdotique mais ça serait oublié la domination du mâle dans cette industrie nécrosée par l’alpha et l’audace de Kael pour y faire face. Georges Lucas n’hésitât d’ailleurs pas à utiliser son nom dans Willow (1988), vengeance d’une petitesse crasse, pour le personnage démoniaque du General Kael. Sortir des carcans normatifs de Hollywood effraie le pouvoir blanc qui tend à assoir sa vision unidirectionnelle de la culture visuelle.
Ironiquement, la critique déclara qu’elle était "often accused of writing about everything but the movie", et c’est probablement ce que fait ce portrait. Il apparaît pourtant que ce sont les notes griffonnées dans les marges qui s’avèrent les plus pertinentes. Tout comme ce dernier commentaire qui révèle toute l’effronterie de l’autrice.
En 1973, suite à une analyse négative de Pauline Kael sur Badlands de Terrence Malick, William Shawn, ami du réalisateur et éditeur du The New Yorker, demande à la critique de réécrire son papier, illustration parfaite d’un entre-soi masculin rance. Kael répondît alors “Tough shit, Bill!”.
Sources Penelope Houston, « Pauline Kael », The Guardian, 5 septembre 2001 Pauline Kael on Criticism, Deep Focus Pauline Kael on Writer's Workshop, 11 février 1982
Jean-Philippe Tessé, Cahiers du Cinéma, Septembre 2019, no758
Iris Brey, Le regard féminin, une révolution à l’écran, 2020, p. 15
Pauline Kael extended interview
Pauline Kael - Biography - IMDb