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Ego Death Cinema

Aliéné depuis longtemps par le male gaze, le cinéma est né de ce regard hétéronormé d’homme blanc qui contraint et prend en otage l’audience pour la réduire au statut d’objet. La découverte de la phénoménologie, qui « postule que toute connaissance s’enracine dans l’expérience incarnée de la vie humaine », appliqué au 7e art m’a permis•e d’appréhender ce médium de façon subjective et située. C’est la raison pour laquelle ce papier, explorant la représentation du viol à l’écran et son impacte, est une critique personnifiée utilisant le « je ». Et à y regarder de plus prés, comment pourrait-il en être autrement. Car comme le clamait Pauline Kael, "you’re a damn fool" de penser qu’une neutralité journalistique existe. Il me semblait primordiale d’instaurer cette honnêteté.

D’honnêteté, il n’est point question avec la série Peep Show. Dans l’épisode 4 de la saison 5 (2008), l’un des personnages principaux, Mark, est violé par Natalie. La combinaison se veut drôle : Natalie est une femme masculine, Mark un homme fragile. Alors qu’il émerge de son sommeil, on perçoit en arrière plan un mouvement flou, accompagné d’un râle lointain. Le malaise est total. La vision devient subitement nette, la caméra a changé d’angle. On est désormais dans la peau de Natalie. On colle au personnage et la caméra suit les cadences de son corps. L’image se renverse à nouveau, on se trouve du côté de Mark. Mais le plan est fixe, c’est une prise d’otage. Cette femme qui surplombe Mark sort légèrement du cadre. Le personnage au sol est complètement privé de son pouvoir d’agentivité ne pouvant ne serait-ce que décaler le regard. Retour à Natalie, la caméra va et vient, on fait corps avec la violeuse. Les différents plans animés/fixes instaurent un déséquilibre. Cette composition résulte d’un male gaze : la mise en scène nous oblige à faire l’expérience de la personne qui viole. Ma réaction est viscérale, autant psychique que physique, car on ne peut séparer le regard du reste du corps, ce dernier étant une « ‘somathèque’, une archive politique vivante ».

Ce n’était pourtant pas le premier viol cinématographique que je voyais en tant que survivant•e. Je me suis laissé•e tenter par la madeleine de R. Scott Thelma & Louise (1991). Deux amies décident de partir en week-end et, faisant une halte dans un ‘routier’, Thelma est victime d’une tentative de viol. Au lieu de traiter cette scène de manière scopophilique ou en 'féchitisant’ l’obscène, la caméra adopte un regard incarné distancié et éviter l’écueil du spectacle ou du ressort comique. Ainsi quand le personnage de Geena Davis sort prendre l’air accompagnée de l’homme qu’elle vient de rencontrer et que ce dernier l’agresse, la scène est à l’opposé de celle dans Peep Show. La première différence tient au dialogue. Dans le film, l’agresseur dit à Thelma "I’m not going to hurt you". Cette ligne est un avertissement, presque un trigger warning qui permet de se prémunir. Le corps est en alerte et non acculé au fond du siège. La suite n’est jamais filmée de plain-pied, évitant la sensation d’épier. La caméra n’est jamais en plan subjectif mais toujours juste derrière les personnages permettant de ne pas s’identifier au violeur mais d’être assez proche de la protagoniste pour faire son expérience. Les variations fréquentes d’angles permettent de réactiver sans cesse le regard. Alors que la tension monte, la caméra dévie sur les pieds, une façon de montrer la brutalité sans l’imposer. Ce female gaze neutralise l’atrocité du moment sans éluder la violence dont Thelma est victime. C’est Louise, incarnée par Susan Sarandon, qui finira par sauver son amie. Et tuer Harlan.

Si mon corps ne s’est pas tordu lors de cette scène, ce n’est pas parce que je connaissais déjà l’intrigue mais bien grâce au female gaze. Une expérience poussée à son paroxysme par Michaela Coel avec I may destroy you (2020). La série explore le viol et ces conséquences en suivant Arabella. À la fin du premier épisode, alors que l’actrice est filmée en contre-plongée, un flashback survient : se substitue à Arabella un homme en plein acte sexuel. Nous sommes à la place de la victime et si le plan est fixe, l’expérience est bien différente. Le plan subjectif est cadré au milieu du torse de l’agresseur : nous vivons la scène de manière incarnée mais légèrement dissociée grâce à cette manipulation du cadrage. Les bruits des à-coups s’évanouissent dans un fond sonore grisaillant. Les coups sont absorbés par la caméra. La spectateurice ne fait qu’un•e avec la subjectivité d’Arabella, mais la mise en scène permet de se distancier. Le dernier épisode intitulé Ego Death adopte une approche du genre Rape and Revenge. Découpé en plusieurs scénarios, ce final redonne la capacité d’agir au personnage, avec un subtile mélange de gazes. Retournant sur les ‘lieux du crime’, Arabella piège le violeur. Alors qu’elle feint d’être droguée, il l’amène aux toilettes. La scène est filmée de haut, on se retrouve dans la position malsaine du voyeur. La tension monte, et alors que David est sur le point de répéter le viol, la perspective se renverse : caméra à l’épaule, Arabella contre-attaque. Ce changement soudain de vue stoppe l’angoisse grandissante. Mon corps se relâche tout en s’activant, comme celui de la protagoniste. Dans la seconde version, Arabella est réellement droguée mais toujours consciente. Cette fois, l’image est agitée, collant au corps manipulé de Arabella par David. Encore une fois, une crispation se déclenche mais est subitement neutralisée par un plan fixe sur les visages : Arabella a repris le contrôle. L’incarnation de l’expérience féminine est totale, la sensorialité infiltre la corporiété de l’image et de nos corps.

Cependant, que ce soit la fin de Thelma & Louise ou de I May Destroy You, réduire ces deux séquences à un moment jubilatoire est un leurre. Il s’agit d’une métaphore de la mort psychique, de l’ego death. La violence n’est jamais jouissive quant celle-ci a colonisé un corps. Et c’est ce que Michaela Coel met brillamment en scène, racontant sa perte d’identité de soi subjective, jusqu’à sa reconquête, sur la plage.



Sources

Camille Froidevaux-Metterie, Le corps des femmes, la bataille de l’intime, 2018, p. 151 Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, 2020, p.48

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