Jeune Juliette, son corps et les autres
« Depuis #MeToo, la façon de représenter les femmes à l’écran a changé en bien » déclare Anne Émond. Avec son 4e long-métrage, la québécoise devient non seulement fer de lance de ce délectable changement davantage inclusif, mais qui plus est, elle le fait avec une fraîche impertinence qui redonne le sourire à un cinéma féministe souvent grave. Puisant dans ses propres souvenirs, la réalisatrice aborde pourtant des thématiques compliquées telles que le harcèlement scolaire, la différence et la représentation de minorités dans une société « normalisante », la grossophobie à travers une pléiade de personnages drôles et attachants, mais surtout incarnées avec un pétillant cynisme par Alexane Jamieson, la jeune Juliette du film.
C’est probablement là toute la force de Jeune Juliette : la légèreté du récit et la lumière de son actrice principale, permettant d’embraser des enjeux féministes pluriels avec humour, même lorsqu’il s’agit du sujet universel et parfois tortueux de l’acceptation de soi. Car Juliette, 14 ans, rousse et grosse, va se trouver confronter aux moqueries impitoyables de ses camarades de classe. Une discrimination banalement commune qui porte le nom de grossophobie, mot ayant fait son entrée dans le dictionnaire seulement récemment alors que cette dévalorisation existe depuis que l’Homme est mâle. Car il s’agit en premier lieu de persécutions envers les femmes imposées par des dictats sexistes sur leur corps, une injonction de l’apparence renforcée avec l’avènement du capitalisme patriarcale qui impose une tyrannie de la minceur et d’une beauté uniformisée, réussissant même l’exploit de faire passer les concours de miss pour des événements féministes.
La réalisatrice découd les mécanismes de cette oppression pernicieuse et absurde : si Juliette est en surpoids, c’est à cause d’un traumatisme familial et non pas par mollesse comme nombreux de personnes sont trop souvent promptes à le penser. Désabusée, l’adolescente mange ses émotions : l’ennui, l’abandon, le chagrin. Le corps devient réceptacle d’une violence introvertie et s’amplifie par l’effet du corps social de manière injuste. Car malgré ses tourments, Juliette n’est pas en conflit avec son poids jusqu’à ce que des élèves s’en prennent à elle. Désemparée, elle (se) demande à quel moment elle est devenue grosse, si un jour quelqu’un pourra tomber amoureux d’elle, scène touchante et bouleversante entre Juliette et son père. L’héroïne prend conscience de sa corpulence à travers l’appréciation des « cool kids » de manière brutale, mettant en exergue l’absurdité des canons de beauté. Son propre regard se déplace, Juliette se met à s’observer et surtout à observer le corps des autres : de sa meilleure amie longiligne, du beau gosse de l’école tout en petits abdos.
Pourtant, malgré cette marginalisation systémique mis en avant dans le film, Anne Emond tord le cou aux standards irréalistes du cinéma. Selon une étude de 2012, sur 100 films réalisés à Hollywood seulement 34 femmes tenaient un rôle principal ou co-principal (!), et seulement 4 faisaient une taille de pantalon en 42 ou plus, sachant que le 42 est la taille moyenne des françaises. Un écart de réalité néfaste dans une ère où l’on ne peut plus ignorer l’impact des médias sur la satisfaction corporelle que les femmes ont d’elles-mêmes. En mettant en avant une adolescente ancrée dans la réalité quotidienne et non cinématographique, la réalisatrice distille un message body positive, mouvance féministe apparue dans les années 1960 qui prône l’acceptation des personnes grosses dans la sphère publique, lutte contre les discriminations publiques et l’industrie de la diet.
Car le body positive, ou fat acceptance, n’a rien avoir avec un hashtag Instagram préconçu vidé de toute substance par des influenceuses appelant à aimer ses complexes. Il s’agit d’une revendication à exister, à être vu et ce sans être persécuté. Sauf que « there’s nothing capitalism can’t alchemize into a business opportunity », et certaines marques l’ont bien compris : « Dove: gentle, millenial pink, and passive-aggressively reproachful of women who have allowed themselves to feel bad about their bodies ». Une récupération qui a des conséquences, consciemment et inconsciemment, et qui se répercute jusque dans le cinéma. Pour exemple : « When we do see fat characters – such as Chrissy Metz as Kate Rearson on This is us, Nell Carter on Gimme a break, and almost every other size character – they’re obsessed with losing weight, lonely, and nurturing of everyone but themselves ». Juliette, mise à mal par ses camarades, ne déroge ainsi pas à la règle. Elle décide d’entreprendre un régime pour se fondre dans le moule. Pourtant, ce moule, elle le trouve stupide et ce à plus d’un titre. Alors que la « fixation culturelle sur la minceur féminine […] n’est pas l’expression d’une obsession de la beauté féminine, mais l’obéissance féminine » comme l’explique Mona Chollet dans son ouvrage Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine, l’adolescente revêche finit par envoyer balader les codes, préférant assumer sa personnalité et ses ami.es ″nerds″.
L’ARMÉE ARC-EN-CIEL
Autour de Juliette gravite toute d’une ribambelle de personnages profondément authentiques et variés permettant de scanner un échantillon de société, toujours avec humour, et presque de manière intemporelle de par l’esthétique du film sans époque. À ceci près que Céline Dion est mondialement connue contrairement à Céline l’auteur dans l’entourage de Juliette, à son grand dam.
Si Léane, meilleure amie de Juliette, correspond aux normes de la beauté plastifiée selon la superficialité en vigueur, cette dernière est à l’image spirituelle de sa copine : ensemble, elles forment un binôme impopulaire du fait de leurs capacités scolaires, de leur culture générale et leur curiosité. Mais elles n’ont cure de l’ignorance de leurs camarades, « c’est tous cons », et décident d’imposer leurs personnalités. Une amitié attendrissante, à l’épreuve des mensonges de Juliette, mais une relation mise à mal par la soudaine confession de l’homosexualité de Léane et de son amour pour son amie. Si cette dernière s’éloigne dans un premier temps, ce n’est pas par méchanceté mais parce que cela perturbe un équilibre fragile. Anne Émond nous replonge alors dans nos premiers émois, les premiers frissons et les fantasmes si déstabilisants. Et quand le duo se trouve, les deux filles finissent par s’amuser de cette situation. Lorsque Léane s’interroge sur le coming-out pas parce qu’elle craint la réaction des autres mais parce qu’elle trouve ça stupide d’avoir à se justifier, Juliette répond avec sa propre vision de la sororité.
Et si l’héroïne se désespère que la première personne à tomber amoureuse d’elle soit son amie c’est parce qu’elle est obsédée par Liam, ami de son grand frère, mais surtout beau gosse du lycée. Face à lui, elle perd ses moyens, elle l’idolâtre et le fantasme jusqu’à réveiller en elle un Eros sexuel. Une fixation qui ne se corrèle pas vraiment avec sa propre position dans l’impitoyable jungle du collège : alors Juliette commence à s’imaginer des choses entre eux. Elle se crée un univers où elle accède à ses désirs, et c’est là qu’on comprend que le caractère mythomane de l’adolescente n’est autre qu’une fuite du réel. La réalisatrice le fait avec beaucoup d’intelligence et d’humour car lorsque Juliette imagine Liam se caresser en pensant à elle ou lorsqu’elle va lui parler, ce n’est pas elle qui est ridicule mais lui. Anne Émond s’amuse des archétypes et les renverse avec délectation. Elle en profite même, en filmant cette profusion d’hormones naissante qu’est l’adolescence, pour aborder la question du consentement.
Puis il y a Arnaud, jeune élève aux capacités hors-normes dont Juliette doit s’occuper lors d’une visite du collège. Étant stigmatisé à cause de sa bizarrerie et victime de harcèlement scolaire, elle se retrouve beaucoup en lui au point de le défendre contre vent et plaquage. Le duo Juliette-Léane se mue en trio et tous trois forment une bande bad-nerd tellement jouissive. Quant au père de l’héroïne, il s’agit juste d’un papa normal : aimant et présent, à l’inverse de la mère partie il y a longtemps, générant un manque chez Juliette. Il y a aussi le grand frère, profondément attachée à sa petite sœur, la nouvelle copine du père, autant de personnages et de corps différents filmer avec envie, exposant la grande diversité de l’être humain dans sa formidable normalité.
Cathartique, le 4e film d’Anne Émond permet d’aborder les sujets universels de l’amour, l’amitié, la famille avec une vision féministe rafraîchissante et désopilante. La réalisatrice amorce une émancipation sociétale pour ses personnages toute en versant dans une douce revanche quant à sa propre adolescence. Jeune Juliette n’est pas un teen movie mais un récit sur la différence et l’acceptation portée par une bande terriblement séduisante grâce à l’interprétation touchante de Léanne Désilets, la performance singulière de Gabriel Beaudet mais surtout l’irrésistible incarnation effrontée de Alexane Jamieson.
Pour aller plus loin
On ne naît pas grosse de Gabrielle Deydier
Gros n’est pas un gros mot de Daria Marx et Eva Perez-Bello
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Article pour Le Bleu du Miroir
La Bobinette flingueuse est un cycle cinématographique ayant pour réflexion le féminisme, sous forme thématique, par le prisme du 7e art. À travers des œuvres réalisées par des femmes ou portant à l’écran des personnages féminins, la Bobinette flingueuse entend flinguer la loi de Moff et ses clichés, exploser le plafond de verre du grand écran et explorer les différentes notions de la féminité. À ce titre, et ne se refusant rien, la Bobinette flingueuse abordera à l’occasion la notion de genre afin de mettre en parallèle le traitement de la féminité et de la masculinité à l’écran. Une invitation queer qui prolonge les aspirations d’empowerment de la Bobinette flingueuse.