" Transformer un cliché féminin en autre chose "
Son œuvre, balayant un camaïeu rose, est un art de la couture. Pourtant, l’Invasion qu’Anne Ferrer propose à l’Espace Vallès n’a rien de kitch. L’espace est envahi par des sculptures textiles gonflables où une multitude d’oppositions s’opèrent de fil en fil. Rencontre avec l’artiste pour en savoir plus sur sa démarche.
Vous présentez votre œuvre pour la première fois à l’Espace Vallès de Saint-Martin-d’Hères, pourtant vous exposez depuis 1992. Et déjà vous expérimentiez la sculpture par le prisme du textile. Quel est le leitmotiv de cette pulsion créatrice ?
Anne Ferrer : Avant de tout de créer des œuvres qui seraient libres au niveau des formes, mais en partant du dessin. Pour moi, c’est l’articulation de mon travail. Pour autant, lors de mes études je suis passée par tous les apprentissages de la sculpture. L’intérêt avec cet art c’est qu’on peut le toucher, le mettre en couleur, c’est tactile, il y a de la matière.
Je ne suis pas dans la représentation, je suis dans l’objet. Et pour moi le textile, c’était une matière concrète avec laquelle je pouvais jouer. C’est devenu mon matériau de prédilection. J’aime patronner, assembler des morceaux. C’est technique, pénible et à la fois jubilatoire. Il y a toujours ce mélange du difficile et du ludique.
Vous faites de la sculpture mais qui est modulable, gonflable, et qui prend forme par la couture. C’est l’opposé de la définition traditionnelle de la sculpture. Pourquoi ?
J’ai grandi en visitant des musées et j’avais une grande frustration gamine de voir que l’œuvre sculpturale était toujours dure. Pendant longtemps, j’ai rêvé qu’elle pouvait devenir molle.
Pendant mes études aux États-Unis, j’ai découvert que beaucoup d’artistes avaient travaillé le mou. Notamment les artistes des années 1970, les américaines en particulier. Elles partaient de l’artisanat et du kraft pour finalement redonner une valeur à ces uses féminins, voire les rendre féministes. Parce que l’artisanat ça a toujours été cantonné aux femmes, et le grand art aux hommes. Du coup, ça va au-delà du toucher, c’est pour jouer avec ces domaines, en utilisant ces outils autrement pour rendre à l’artisanat sa noblesse.
Beaucoup de vos sculptures gonflables, dans votre carrière comme dans l’exposition Invasion à l’Espace Vallès, traitent de la faune et de la flore. Pourquoi cette appétence pour ces environnements organiques ?
Mon premier atelier était une boucherie donc l’animal est venu de manière naturelle.
Aujourd’hui, il s’agit plus d’une hybridation de plusieurs domaines : l’animal, l’humain, le végétal, le minéral, l’aquatique. En hybridant tout ça, je crée des formes identifiables, qui pourraient presque être figuratives, mais ne le sont pas réellement. En façonnant et assemblant plusieurs choses, on obtient des sortes de créatures, d’organismes nouveaux. Ça m’intéresse parce qu’il y a de la liberté, une souplesse qui passe par le textile.
Avec Invasion, vous habitez la salle d’exposition et vous faites une analogie entre la sculpture et la peinture. Qu’est-ce vous envahissez l’espace comme un peintre s’approprie l’espace de la toile ?
Oui, et je m’en rends compte de plus en plus. J’ai envie de travailler en petit quand je dessine et en monumental quand on m’offre de l’espace. L’Espace Vallès est un endroit atypique, tout en hauteur et moins en largeur. J’ai eu envie de remplir le lieu du sol au plafond, le mur est devenu ma page blanche. L’avantage avec mes pièces gonflables, c’est qu’elles sont modulables, versatiles et qu’elles peuvent s’adapter comme un gant à l’environnement. C’est du sur-mesure. Du coup, si je change d’espace, l’œuvre changera d’aspect pour se façonner suivant le volume, comme une composition picturale suivant la toile.
Dans votre « palette », le rose prédomine créant une multitude de paradoxes : la douceur s’oppose à la violence, le gourmand à l’inquiétant. Le choix de cette nuance est-il revendicateur, telle une envie de déconstruire des clichés ?
Le cliché féminin, oui ! L’idée c’est : comment transformer un cliché féminin en autre chose, voire en quelque chose de féministe. C’est aussi la couleur du mauvais esprit. Alors que souvent, c’est vu comme une couleur gentillette ! Du coup, j’utilise justement cette couleur pour faire quelque chose de décapant, en opposition : le délicieux et l’affreux, le violent et le doux.
Ce goût des oppositions, ça me vient des années 80 je pense. On était beaucoup autour de cette idée de dialectique, notamment aux États-Unis avec des gens comme Barbara Kruger, Sherrie Levin… Même si j’adhère pas forcément à leur expression froide ; je préfère une forme plus heureuse et ludique, ces artistes jouent avec pertinence sur les oppositions : l’agressif et le doux, l’horreur et le merveilleux.
Le rose a donc une charge revendicatrice. Cette démarche féministe pousse la réflexion encore plus loin avec certaines œuvres qui traitent du vêtement, du corps. Est-ce que cela a toujours été conscient ?
Au début oui ! Il y avait une part consciente de féminisme, notamment quand j’ai commencé avec les carcasses tissées. Après je n’ai plus fait exprès, ça venait naturellement. Ce n’était plus une revendication, c’était juste mes outils avec lesquels j’avais du plaisir à travailler. Et j’ai remarqué que mes meilleures pièces sont celles où je me pose le moins de question. Je laisse aller la liberté des matériaux.
Ceci dit, en y pensant, la part consciente de mon féminisme artistique, elle est surtout dans le monumental. Quand je travaille dans le monumental, l’idée c’est d’envahir, d’investir. Un peu comme une petite fille qui va tourner avec sa robe et prendre de la place pour dire : « Je suis là, remarquez-moi ». Elle ne cherche pas à séduire mais à prendre de l’envergure, à exister, formellement et intellectuellement. C’est pareil avec mes sculptures gonflables monumentales.
Invasion, à l’Espace Vallès jusqu’au samedi 23 décembre