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La vie parisienne en noir et blanc

Peintre et photographe oublié du XXe siècle, Émile Savitry (1903-1967) n'a eu de cesse de capter l'essence du Montparnasse des années 1930-1950. Avec ses clichés en noir et blanc, personnels ou professionnels, se dessine la vie culturelle de l'époque en clair-obscur. Présentation de l'artiste et de son travail avec Sophie Malexis, commissaire de l'exposition.

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Comment avez-vous découvert l’œuvre d’Émile Savitry, photographe et peintre oublié du XXe siècle ?

Sophie Malexis : Lorsque je travaillais au service photo du quotidien Le Monde, j'ai organisé une exposition qui inaugurait les nouveaux locaux du journal à Montparnasse et qui rendait hommage à l'histoire du quartier au XXe siècle à travers plusieurs artistes. C'est à ce moment que j'ai découvert l’œuvre d’Émile Savitry, ce qui m'a permis de rencontrer sa femme pour lui demander des autorisations. Par la suite, j'ai eu d'autres occasions de recroiser sa route quand j'ai publié des photographies pour des dossiers concernant Jacques Prévert et Marcel Carné. Quand j'ai quitté le journal, j'ai choisi de réveiller les belles endormies qui étaient conservées dans des collections privées ou publiques et Savitry a été le premier dont je me suis occupé. Il m'a semblé qu'il y avait là une œuvre qui n'avait jamais vraiment été révélée, n'avait jamais fait l'objet d'une monographie. J'ai alors rencontré Paco, le fils d’Émile Savitry, pour découvrir les archives conservées dans cette famille d'artistes. Savitry a créé une œuvre originale et diversifiée. Mais c'était quelqu'un de discret, un personnage qui ne cherchait ni la renommée ni à faire recette. Il est temps aujourd'hui qu'il sorte de l'ombre et qu'on reconnaisse son talent. Il est mort trop jeune [en 1967 à 64 ans – NDLR], avant qu'on connaisse la photographie de Robert Doisneau et toute cette vague de photographes qui a vraiment été portée à la connaissance du grand public à partir des années 1970.

D'où est née l'idée d'une collaboration avec le musée Géo-Charles ? Des liens existaient entre le photographe et le poète et écrivain français Géo-Charles ?

Mon travail de promotion de l’œuvre de Savitry réside dans la recherche de lieux qui puissent accueillir cette exposition, trouver un écrin qui ait un lien avec l’œuvre et la perspective du musée. L'exposition a vu le jour en Espagne en 2011 dans un musée à Valence. Dans le cadre du musée Géo-Charles, c'était plus qu'une évidence puisque Géo-Charles est aussi un personnage complètement inscrit dans cette période de Montparnasse, dans la vie des artistes. C'est aussi quelqu'un qui est à la croisée des chemins entre littérature, l'artistique et le sport. La période et le milieu artistique de Montparnasse, c'est exactement leur point commun. Quand j'ai écrit à Élisabeth Chambon, conservatrice du musée, elle a réagi immédiatement.

Travaillant d'après un fonds de la famille, vous avez dû faire des choix. Comment avez-vous procédé ?

Il s'agit avant tout d'un long travail d'accouchement puisqu'il existe très peu de tirages originaux dans les collections Savitry, qu'elles soient publiques ou privées. J'ai fait des recherches de publications, un gros travail en bibliothèque, et il a donc fallu que je révèle les négatifs. La collection est faite principalement de négatifs rangés par thématiques ou pas, seulement annotés par des détails inscrits par la femme de Savitry, des détails précieux ou erronés, d'où le travail de recherche pour valider les commentaires. Ça m'a pris cinq ans. Mais le plus important était de restituer l'œuvre de Savitry le plus fidèlement possible car il s'agit d'une œuvre singulière, des photographies dont la construction est proche de la peinture. La manière de concevoir ses photos et ses cadrages a un lien avec le peintre qu'il était à l'origine.

Quelles sont les caractéristiques plastiques et les thématiques de l’œuvre d’Émile Savitry ?

Les thématiques sont les mêmes que l'on retrouve chez beaucoup de photographes de cette époque, c'est-à-dire porter un regard sur son entourage et son environnement. Pour Savitry, son entourage proche, ce sont alors les peintres, les artistes, les intellectuels, parce qu'il en vient. C'est quelqu'un qui a suivi des cours aux Arts Décoratifs de Paris avant d'aller aux Beaux Arts de Valence, et qui a aussi suivi l'enseignement de l'Académie de la Grande Chaumière à Paris, d'où vient Giacometti. Il habite alors au cœur de Montparnasse et fréquente les artistes des cafés comme Brauner, Prinner. Il est de son temps de ce point de vue-là. Par ailleurs, il travaille aussi dans la presse illustrée, qui est très abondante dans la période d'entre-deux-guerres puis d'après-guerre. Il répond également à des commandes, des photos qui sont dignes d'être montrées dans une exposition. Il faut faire le distinguo entre ce qui est destiné à la presse et ce qui est du travail purement personnel. Il a été l'assistant de Brassaï au départ et il a collaboré avec Robert Doisneau. Il y a ainsi une ambiance dans ses photographies proches de ses contemporains : un travail sur la lumière avec des lignes très drues, tranchées, parfois une forme de mélancolie qui flotte, une étrangeté qui est propre à la peinture surréaliste qu'il a pratiquée pendant des années.

En quoi la photographie d’Émile Savitry est-elle le miroir des années 1930-1950 du Montparnasse de Paris, et plus largement de la vie culturelle de l'époque ?

Dans cette exposition, plusieurs clichés illustrent directement Montparnasse comme le nu dans l'escalier, pris dans l'Académie de la Grande Chaumière. Giacometti, Brauner, Prinner avaient leur atelier d'artiste en plein cœur de ce quartier qui était, à l'époque, extrêmement pauvre et malfamé. Mais c'était un lieu d'ébullition artistique et Savitry photographiait leur atelier. Il y aussi le peintre Samuel Granowsky avec la Rotonde, ce personnage avec la pipe à la bouche et son chapeau de cowboy, des photos de la coupole la nuit avec le réalisateur Paul Grimault, le poète Pablo Neruda... Toute une communauté présente à Paris durant la guerre d'Espagne. Tout ça c'est Montparnasse. Tout au long de son œuvre, on voit un lien entre son travail de peintre et celui de photographe de mode, qu'il exerce pendant une deuxième partie de sa vie à Vogue.

Il y a aussi une histoire avec le cinéma...

En ce qui concerne La Fleur de l'âge, c'est avant tout sa collaboration avec le poète et scénariste Jacques Prévert qu'il faut signaler. C'était un ami des premières heures. Il habitait la rue du Château qui était aussi une rue du quartier de Montparnasse, une véritable réunion de jeunes originaux et d'artistes qui faisaient partie du groupe des surréalistes. À cette époque, Prévert a créé le groupe Octobre ; c'est à ce moment que Savitry a fait sa connaissance et rencontré également le musicien Django Reinhardt. Tout ce petit monde était très proche. De part cette proximité, Prévert a fini par amener Savitry sur les tournages de film de Pierre Billon Le soleil a toujours raison, puis des films de Marcel Carné comme Les Portes de la nuit et La Fleur de l'âge. Concernant ce dernier film, c'est une aventure dans l'aventure particulière dans son expérience de photographe de plateau puisque c'est un film maudit. Il a fait l'objet de plusieurs scénarios, a été à plusieurs reprises retoqué par la censure. L'histoire s'intéressait au sort abominable de jeunes enfants qu'on enfermait dans des bagnes alors poliment appelés "maisons d'éducation surveillée". Cette situation avait particulièrement choqué Prévert, dont il fit un premier scénario L'île des enfants perdus. En 1947, c'est devenu La Fleur de l'âge et le tournage a commencé à Belle-Île-en-Mer avec un nouveau producteur et au casting Serge Reggiani, Arletty et surtout Anouk Aimée qui a alors 15 ans. Le film se tourne pendant trois mois et suite à plusieurs problèmes, le tournage est interrompu. Il y avait à peu près 20 minutes de film monté. Carné a voulu oublié ce film mais la productrice Christine Gouze-Rénal a souhaité voir ses rushs. Suite à la projection, les bobines ont disparu. Il n'y a donc pas du tout de témoignage visuel de La Fleur de l'âge autre que les photographies de Savitry.

Sur certaines photographies de Savitry, les personnes sont anonymes. Vous avez réalisé une véritable enquête pour retrouver leur identité, comme avec les soldats tahitiens...

La démarche de recherche passe toujours par l'enquête soit auprès des musées, soit des bibliothèques. Mais dans le cadre de la série du Bataillon du Pacifique, la démarche a été différente. Je n'ai pas compris ce que venaient faire ces photos dans le corpus de Savitry, mais ces images ont cette même mélancolie, cette même distance, cette même proximité et ce même éloignement dans le regard des soldats que dans les autres photos. Pour comprendre, il a fallu que je remonte au début de la carrière de Savitry. Alors qu'il expose à la galerie Zborowski en tant que peintre surréaliste, il vend toutes ses toiles. Face à ce succès soudain, brutal, il est complètement bouleversé, déstabilisé. Il quitte Paris pour réfléchir parce qu'il trouve que c'est trop facile et va à Tahiti. Là-bas, il fait connaissance du cinéaste Friedrich Wilhelm Murnau qui lui demande de faire du repérage pour lui dans les îles pour un film appelé Tabou, une fiction ethnographique. Cette histoire polynésienne est importante, c'est aussi un lieu où il va récupérer un certain nombre de disques de cette musique tahitienne et hawaïenne. Et quand j'ai vu cette photo, ces types avec une guitare, je me suis dit que c'était bizarre ces soldats qui abordent la croix de Lorraine dans une caserne avec une photo de de Gaulle sur le mur. J'enquête au musée de l'armée et peu à peu, après plusieurs interviews et lectures, j'ai appris de quoi il s'agissait. Le sort de ces hommes qui s'étaient engagés auprès de la France libre et qui se sont battus durant la Seconde Guerre mondiale. Ils se sont retrouvés en 1945 casernés à Paris à attendre que les liaisons maritimes entre la France et l'océan Pacifique soient à nouveau mises en place. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. À travers mes différentes recherches pour exposer Savitry, j'ai été en contact avec le conservateur du Musée des arts romantiques à Paris, qui m'a dirigée vers un collectionneur tahitien lorsque j'ai mentionné la photographie. Et ce dernier m'a mis en contact avec John Martin, ancien combattant tahitien qui m'a donné le nom de tout ces soldats, lui même présent alors à l'époque. Et c'était aussi le correspondant de Murnau à Tahiti pour l'aider à trouver des figurants tahitiens. La boucle était bouclée.

Émile Savitry (1903-1967), un photographe de Montparnasse, jusqu'au dimanche 20 décembre, au Musée Géo-Charles (Échirolles)

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