Interview de Dan Perjovschi
Avec son trait presque enfantin, Dan Perjovschi capte le monde et le couche sur papier. Et sur les murs, les vitres ou encore les portes. De surface en surface, l'artiste roumain dépeint nos sociétés à travers des dessins humoristiques ou ironiques, mais toujours frappants de simplicité. Rencontre (par mail !) à l'occasion de son exposition au Magasin.
L'exposition s'intitule Pression, liberté, expression. Quel(s) message(s) se cache(nt) derrière ce titre ?
Dan Perjovschi : On est tous dans un monde post-Charlie. La liberté d'expression est fondamentale dans la société contemporaine et dans l'art contemporain, mais selon moi, cette liberté doit aller de pair avec la responsabilité. On est maintenant sous pression pour faire valoir nos droits, pour être mieux protégés et parler librement… C'est un moment très important. Je fais de ces réflexions des dessins. On doit répondre à la violence avec intelligence et humour. On doit rire de la mort. Vos œuvres sont des commentaires, souvent humoristiques et ironiques, de nos sociétés. Votre travail est donc une critique de l'actualité. Pourtant, une grande partie de vos créations sont vouées à être éphémères, comme les dessins muraux.
N'est-ce pas paradoxal ?
Bien sûr, et je nourris de ce paradoxe. J’essaie en fait d'extraire l'essence de la situation quotidienne et de la transformer dans des réflexions universelles qui peuvent disparaître afin relancer le débat. J'aime le dessin qui s'en va. Mais parfois les pièces demeurent, comme l'ensemble Transparente rétrospective [ensemble de 26 panneaux vitrés dessinés représentant chacun une année – NDRL], pour garder une trace de l'histoire. C'est important. Par exemple, dans les pays où la liberté d'expression est brimée, les dessins ont résisté à l'épreuve du temps et nous parlent de l'humanité.
Votre travail est fortement marqué par le dessin de presse. Certains caricaturistes vous ont-ils influencé ?
Non, même si je regarde avec intérêt les journaux et l'expression graphique dans les médias écrits. En Roumanie, pendant le communisme, l'expression visuelle était extrêmement censurée. Mais sincèrement, je n'aime pas la plupart des caricaturistes. Je comprends cependant leur rôle et je veux jouer le même.
Après des études d'art, vous avez toutefois commencé votre carrière d’artiste en tant qu'illustrateur dans la revue Revista 22…
Je suis devenu un artiste connu dans mon pays avec Revista 22. Après l’effondrement du communisme, j'ai d’abord illustré durant un an le plus célèbre hebdomadaire de jeunes écrivains. Grâce à ma renommée en tant qu'artiste et illustrateur, j'ai ensuite été recommandé pour le job à 22, un hebdomadaire politique et social en lien avec le monde des dissidents, des analystes politiques et des politiciens. Sachant que les publications politiques indépendantes en Roumanie ont été faites par les plus grands écrivains. La liaison entre mon job d'illustrateur de presse et le monde des arts s'est ensuite réellement produite quelques années plus tard. J'ai commencé vers 1997 à introduire des dessins personnels dans la presse. Ça a été un succès, alors j'ai continué le processus. À la Biennale de Venise en 1999, le jumelage entre mes dessins et la presse était complet. J'ai dessiné tout le pavillon roumain avec des dessins de Revista 22. La relation entre l'analyse politique, l'opinion, l'éditorial et le monde des arts est maintenant la clé de mon travail.
Vous avez véritablement intégré le circuit de l'art dans les années 1990. Pourquoi ce transfert ?
En Roumanie, l'art dans les premières années de liberté était très, très banal. Ce qui était alors fondamental, c'étaient les journaux, le mot écrit publié sans censure. Une folie, avec chaque semaine de nouveaux hebdomadaires et des publications quotidiennes. La page d'un journal était plus excitante qu'une galerie d'art. C’était "la vérité" écrite. Le mot, pas l'image, et c'était mon job. Je vivais comme graphiste et il était impossible pour moi de me voir comme un artiste visuel. Dans la presse, j'avais un salaire décent et pendant 10 ans, ça a été mon école pour comprendre la société. Quand tu lis et dessines des articles sur l'incohérence et le paradoxe de transition d'une dictature vers une démocratie, quand tu es confronté chaque semaine à l'absurdité, aux abus ou à l'héroïsme des gens, ton expression visuelle change.
Vous avez grandi sous le régime communiste, connu la dictature de Nicolae Ceausescu, la révolution roumaine de 1989... Votre travail aurait-il été différent si vous n'aviez pas vécu cette histoire ?
Peut-être que je serais un peintre banal... La révolution roumaine, c'était le moment zéro pour moi. Plus de 1000 Roumains sont morts pour que je puisse donner cette interview !
Vous avez été invité à exposer au Magasin par Hilde Teerlinck, commissaire indépendante qui intervient au centre d’art durant l'absence de son directeur Yves Aupetitallot. Comment la collaboration s'est-elle passée ?
J'ai d'abord reçu un message de Hilde, j'aime quand il y a un contact direct entre le curateur et moi. Puis mon galeriste à Paris, Michel Rein, m'a contacté. Il était extrêmement excité par la possibilité que je puisse exposer au Magasin. Le centre d'art de Grenoble est un lieu célèbre pour l'art contemporain, un espace prestigieux et il y avait vraiment quelque chose qui m'intéressait dans l'architecture. Ce sont ces divers éléments qui m'ont poussé à accepter l'invitation. Je n'étais pas au courant des problèmes internes à la structure, je dois même avouer que je croyais que Hilde était la directrice du centre ! J'ai découvert la réalité en arrivant sur place. Malheureusement on avait, Hilde et moi, peu de temps devant nous pour préparer l'exposition. Alors elle m'a suggéré de fonctionner par propositions. Le processus est allé très vite et, je peux vous dire, sans encombre. Hilde a accepté toutes mes idées, j'ai accepté toutes les siennes.
Hilde Teerlinck est passée par Facebook pour vous proposer cette exposition. Est-ce parce que votre travail est un miroir dessiné de l'actualité que vous communiquez essentiellement par les réseaux sociaux ? Afin de mieux appréhender le monde ?
Je suis fasciné par les réseaux sociaux, on peut faire des révolutions avec. Comme les manifestations à Istanbul démarrées à Gezi Park ou dans les rues de Hong Kong… Pour moi, Facebook est une façon de jeter un œil dans la vie et de penser à mes citoyens et camarades humains. Lorsque tu mets un dessin sur un mur virtuel, tout le monde le voit, il devient global.