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Legendre idéal

Derrière le trait épais de certaines couvertures du New York Times se cache le graphiste français Yann Legendre. Tête d'affiche du Mois du graphisme d’Échirolles, il dévoile un pan varié et stimulant de son travail qui bascule ces dernières années vers l'illustration. Rencontre avec un amoureux de l'image à la vision tranchée.

Invité au Mois du graphisme d’Échirolles, vous bénéficiez d'une exposition personnelle et vous avez réalisé la communication de l'événement. Comment s'est déroulée la collaboration ?

Yann Legendre : Ça s'est fait grâce à Michel Bouvet, qui est affichiste et le directeur artistique d’Échirolles depuis plusieurs années. C'est également un ami, on se montre nos travaux. Je l'avais invité à Chicago pour une biennale d'affiches que j'avais organisée. Un jour il m'a dit : « Ton travail est montré partout à travers le monde sauf en France, ça serait bien qu'on puisse faire une exposition ensemble. » C'est comme ça que j'ai été mis en relation avec l'équipe d’Échirolles. Je leur ai présenté mon travail et le projet a débuté.

Votre univers graphique est varié ; pourtant on reconnaît votre trait, ce "crayonnage" qui vous caractérise. Quelles sont vos influences ?

Mes influences évoluent constamment. Aujourd’hui, elles sont principalement outre-Atlantique, ancrées dans l'univers de la BD américaine. Je me lasse de regarder les travaux issus des écoles de design, de voir des affiches qui sont bien notées sur des grilles, bien propres, bien nettes. Par contre, regarder des planches de Jack Kirby, l'un des plus grands créateurs de comics américains, voir l'énergie nucléaire qu'il y a dans ses pages, comment il crée des décors, des personnages, dans une sorte de vitalité visuelle qui fait presque mal aux yeux, ça m'inspire. Pourtant, ça n'a rien à voir avec un travail d'affiche puisqu'il faut un sujet simple et un impact fort pour être compris par le plus grand nombre. La BD, les années 1950 et la science fiction : toute cette représentation de la culture populaire américaine m'inspire profondément, ce sont des éléments qui forment mon regard.

Comment envisagez-vous les liens entre art et graphisme ?

Disons que l'un est né de l'autre. Le graphisme a été créé par des peintres, en Allemagne avec l'école du Bauhaus ou en France avec Toulouse-Lautrec et les premières affiches imprimées. Le graphisme, finalement, est l'enfant de l'art avec un grand A. J'aime beaucoup la relation qu'il peut y avoir entre les deux, notamment avec le cinéma, la Nouvelle Vague et Godard, dont les affiches étaient faites par des photographes ou des plasticiens. Il y avait une vraie émulation. J'aime le graphisme dans sa relation directe, imprimée dans l'art. Je suis moins enthousiaste quand on veut faire du graphisme de l'art, qu'on encadre des solutions graphiques qui ne sont pas forcément compréhensibles mais "c'est beau, donc c'est contemporain". Là, ça me fait un peu plus chier, j'ai du mal à comprendre à quoi il sert.

Le corps est très présent dans vos productions, il apparaît comme un véhicule du monde, à la fois sensuel et dangereux. Quel est votre rapport à l'humain dans l'image ?

C'est une bonne question mais je n'ai pas vraiment de réponse. Il est vrai qu'il y a toujours une partie humaine dans mes visuels, le corps doit être présent, comme une pulsion instinctive. C'est peut-être parce que les gens à qui je m'adresse sont des êtres vivants. La pantomime m'intéresse et quand je dessine une tête en m'illustrant à l'intérieur, il y a un côté psychanalyse, on est éphémère donc autant s'amuser de ce qu'on est. Jouer avec cet élément est assez drôle. Par exemple, pour le théâtre de Chicago, le corps devient presque le vocabulaire de base. En fonction du thème, je le mets dans une situation où j'enlève un morceau, je rajoute un objet, mais je crois que ça devient compréhensible pour tout le monde. Je ne sais pas s'il y a un symbole plus fort que l'humain pour faire passer une idée dans une affiche. C'est la même chose dans l'art. Surtout en ce qui concerne le corps de la femme, qui a une forte valeur symbolique. J'ai l'impression qu'il s'agit d'une continuité.

Dans l'exposition, un texte définit votre univers par « un dessin qui va à l'essentiel ». Il est vrai que l'on identifie directement les sujets mis en œuvre dans vos visuels. Pourtant, en décortiquant l'image, on perçoit tout un second plan de signes...

C'est en rapport avec mes influences et les sujets qui m'intéressent. Il s'avère que je me suis un peu détourné des demandes "systématiques" parce que j'ai un univers visuel à l'intérieur de moi qui ne correspond pas forcément aux commanditaires. Je travaille donc sur des travaux personnels, et ce travail sert l'imaginaire de mes commandes. Mais la rapidité d'exécution et l'impact d'une demande influencent aussi mes créations personnelles. Je me retrouve donc avec des images qui racontent autre chose que leur propre sujet, avec plusieurs niveaux de lectures. Par ailleurs, l'ordinateur me permet de zoomer à l'infini et de créer une certaine complexité. En rapportant de la matière dans mes images, je me suis rendu compte que je pouvais aussi rajouter du sens.

Graphiste à Paris, puis à Chicago, vous jouissez aujourd'hui d'une belle renommée. Quel a été votre parcours ?

J'ai commencé mon activité de graphiste dans les années 1990-1995, j'avais un studio à Paris et je travaillais principalement dans le secteur culturel : affiches, programmes de théâtre, de musée. Mais déjà, à l'époque, l'illustration était très présente dans mes travaux alors que dans le paysage parisien l'affiche devait être typographique, très propre et respecter la grille. J'étais à contresens avec un trait gras afin de donner un côté plus vivant et humain à la communication, éviter le côté élitiste.

Puis vous êtes parti aux États-Unis...

Au début des années 2000, j'ai fait un voyage aux États-Unis et suis revenu avec plein de carnets de dessins. Ça m'a énormément inspiré, j'ai rencontré des gens que j'admirais, des maîtres comme Louise Fili, grande typographe américaine installée à New York, ou Art Paul à San Francisco, père de l'« Illustration Liberation Movement », des poètes de la typographie recyclés. Comme je commençais à tourner en rond à Paris, à collaborer avec les mêmes personnes, pour une culture un peu stigmatisée, normée, je suis parti aux États-Unis afin d'explorer de nouveaux horizons. En arrivant là-bas, je me suis inscrit sur le site Internet American Institute of Graphic Arts, j'ai été invité pour une conférence à Chicago durant laquelle j'ai rencontré un professeur qui m'a proposé de coanimer un module avec lui, et c'est comme ça que j'ai commencé à enseigner. Ça a été une expérience géniale. Dans la classe, il y avait 30 élèves dont seulement 5 natifs, du coup je n'étais pas le seul à avoir un anglais minable. Très simplement, l'image est devenue notre langage commun et on a communiqué à travers des exercices visuels. J'ai monté par la suite mon propre studio à Chicago, j'ai commencé à travailler pour le New York Times, le cinéma. Aujourd'hui, je suis illustrateur indépendant à Paris, inscrit à la maison des artistes. J'ai quitté Chicago pour Paris il y a deux ans mais je continue à travailler à 90% de mon temps aux États-Unis. Maintenant, je suis plus un illustrateur qu'un graphiste, même si mon "background" dans le design fait que j'aborde l'illustration comme un graphiste notamment dans la gestion du texte, de la typographie ou des techniques d'impression.

Quelle est votre définition du graphisme ?

Pour moi, même si c'est naïf, c'est rendre le monde qui nous entoure un peu plus beau, tout simplement. On est sensible à une marque qui fait des efforts visuels comme Vuitton, mais aussi à une communication de proximité ou simplement une démarche qui permet d'ouvrir l'imaginaire. C'est le cas du packaging ou même des affiches de cinéma, qui deviennent de véritables objets de collection. Il est important de rendre plus agréable et attractif notre environnement visuel.

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