(dé)voiler le réel - interview David Lefebvre
Vous réalisez des œuvres à la peinture à l’huile, ou au crayon, représentant des extérieurs parfois habités de personnages. Qui sont-ils ?
David Lefebvre : Ça peut être des sujets complètement inconnus, comme des touristes que j’ai pris en photo aux États-Unis. Cependant, j’introduis de plus en plus des personnes de mon entourage car je puise, essentiellement pour cette exposition d’ailleurs, dans des photos personnelles. Donc forcément, il y a des amis, beaucoup ma compagne. J’en suis venu à ces images car elles ont un rapport à l’affect.
En plus des personnages, un vitrail coloré, ou une forme géométrique, vient se « poser » dans le décor. Avec la toile Big sur campground, le cryptage remplace clairement une silhouette, alors que dans d’autres, il semble être placé de manière aléatoire. Comment définissez-vous ces zones de codages ?
À la base, c’était vraiment un élément figuratif de la composition qui était pris puis codé. Cet encodage offrait cependant la possibilité de retrouver la forme initiale en s’éloignant car les cellules étant resserrées, on pouvait reconstituer le visuel malgré la perte de données. On en revient à ce qu’il reste, à l’effort nécessaire pour retrouver l’image. Ce jeu a finalement amené une figure très géométrique et plate, qui au fur et à mesure est devenue une forme esthétique en elle-même. Le vitrail a glissé vers une abstraction qui ne cache plus rien, et j’ai forcé ce trait pour faire disparaître son identité. Les camaïeux et les aplats renvoient à quelque chose de l’ordre de l’invisible. Il y a un certain plaisir à venir mettre ce truc bizarroïde au milieu de l’image.
Du coup, le choix des nuances, pour ces formes, est-il signifiant ou intuitif ?
Je pense que c’est très intuitif et esthétique mais il y a aussi du sens qui peut s’en dégager. À l’exception de l’œuvre ST (ci-dessus) où là j’ai pensé au spectre lumineux et à la diffraction de la lumière. La couleur a donc été travaillée en conséquence, avec un angle phénoménologique. Mais pour les camaïeux, il n’y a pas de volonté propre à rendre la matière signifiante. Je laisse faire l’intuition esthétique, qui amène forcément de l’inconscient et injecte de l’affect dans les images. Mon intérêt est de laisser se mettre en image un certain mécanisme, si on peut dire et si c’est possible.
En définitif, vous partez du construit pour arriver au déconstruit saturé. Quel est le questionnement dans ce processus créatif à rebours ?
Il y a cette volonté, mais c’est foncièrement impossible, d’écrire l’invisible. Je m’intéresse beaucoup aux travaux menés par Lacan, par rapport à la psychanalyse. Il a essayé d’amener une écriture du réel au sein du langage et de l’inconscient, en tant qu’instance qui est constituée par des règles bien précises. Pour cela, il a utilisé des règles algorithmiques. Après, est-ce que c’est possible de faire la même chose visuellement ? Je ne sais pas, mais c’est aussi pour ça que j’ai introduit les saturations, elles offrent un champ libre pour l’interprétation.
En somme, il y a une recherche de l’au-delà du visible…
Effectivement, une tentative de dévoiler le cacher mais sans jamais le définir concrètement. Je m’intéresse aussi à Freud et à ses travaux sur le rêve, qui n’est autre qu’une chose refoulée par le conscient, qui s’exprime dans l’inconscient. Mes saturations sont comme les censures de l’esprit, tel un mécanisme de défense qui déplace l’objet réel du désir et du rêve. Il n’y a pas de vérité absolue derrière les jeux qui se mettent en place. En même temps, il y a une certaine envie de tromper le regard par la mise en avant d’un élément [les formes géométriques] qui relègue au second plan une chose plus importante. Je cherche peut-être à déjouer le réel, pour me défaire des images et de leur hégémonie, et rentrer dans l’affect.
L'exposition s’intitule For Rest, que l’on pourrait traduire par « pour le repos ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Au départ, je voulais appeler l’exposition « forais », car le verbe forer peut renvoyer à mes images peintes dans lesquelles il y a des espaces vides, des trous, même s’ils apparaissent toujours rebouchés. Il y avait aussi l’idée de faire une exposition sur la forêt. Finalement, ce sont les interactions qui m’ont intéressé, et puis forais/forêt, ça sonnait aussi comme effort, le fait d’être fort ou pas. Mais titrer « forais », je ne trouvais pas ça très joli visuellement. Je me suis donc pris au jeu de l’intitulé en anglais et ça a donné « For Rest », sorte de condensé de ces équivocités. Je pourrais même aller plus loin et dire que dans « for rest », il y a aussi le reste et que le latin de « res », c’est la chose, donc peut-être est-ce le reste de la chose. L’intérêt, c’est que lorsque l’on déroule le fil de départ, ici « forais », il y a une multitude d’images qui apparaissent. C’est un mécanisme assez général dans mon travail. Ça peut paraître réfléchi, pourtant, c’est toujours un étonnement pour moi. Toute cette réflexion est certainement inconsciente.
Bio
Fraîchement débarqué aux Beaux-Arts de Grenoble en 2000, David Lefebvre commence son apprentissage des arts plastiques avec, comme envie, la peinture, et un attrait certain pour l’univers graphique des années 1980. Mais à l’aube du XXIe siècle, l’art ambiant aime à claironner que « la peinture est morte ». Cependant, le Grenoblois de 20 ans se moque des modes et commence son exploration des images à travers une picturalité qui dépeint des présentateurs de JT.
Au sortir de sa formation en 2005, diplôme en poche, il intègre un atelier destiné aux jeunes artistes, toujours à Grenoble, et poursuit sa quête visuelle à travers Internet. Rapidement, il participe à des expositions collectives, notamment grâce à Stéphane Sauzedde, directeur de l'école d'art d'Annecy. Une rencontre importante pour l’artiste, qui va lui permettre de s’affranchir de la barrière du figuratif. Son œuvre évolue, sa réputation aussi et seulement deux années après avoir quitté l’école, David Lefebvre participe à la biennale de Venise en off.
2008 marque le début de sa collaboration avec la galerie Zürcher à Paris. Ne se limitant pas aux expositions, il embarque un temps pour l’aventure du centre d’art grenoblois Oui, devenue l’Aire d’Agencement des Activités. Après presque dix ans de pratique, sa peinture ne cesse de se mouvoir vers une esthétique qui s’épure, mais toujours en quête d’un invisible à écrire.